Interview d'Élise Macaire - Grand Témoin du cursus 2022-2023

Depuis 2010, nous proposons chaque année à une personnalité issue de l’enseignement supérieur ou du monde professionnel d’être le Grand Témoin du Cursus. Invité à chaque module, il participe aux échanges et aide par ses retours et son partage d’expérience, à enrichir la synthèse du cycle de formation.

Élise Macaire, architecte DPLG, docteure en architecture, maître de conférences à l’École nationale supérieure d’architecture Paris-La Villette et membre du LET, est le Grand Témoin du cursus 2022-2023.

Aptitudes Urbaines (APU) : Élise Macaire, vous êtes architecte DPLG, docteure en architecture et Maître de conférences à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris La Villette (ENSAPLV). Pourriez-vous revenir sur votre parcours en tant que chercheuse en architecture et en urbanisme ?

Elise Macaire (EM) : Je suis entrée au LET – Laboratoire Espaces Travail en 1999, et j’ai ensuite participé à différents programmes de recherche. Mon intérêt pour le métier d’architecte et l’enseignement de cette discipline remonte à mes années étudiantes et à mes premiers croisements avec François Meunier ou encore Nathalie Bonnevide. C’est à travers la remise en route d’un réseau des anciens étudiants de l’école d’architecture que nous avons, avec Nathalie Bonnevide, tenté d’instaurer des relations entre les étudiants et le monde professionnel en questionnant la diversité des modes d’exercices de l’architecture. En 1998, le LET porte un projet de réseau thématique de recherche sur les métiers d’architecture et d’urbanisme avec de nombreux chercheurs. J’ai travaillé à la veille scientifique et à la mise en place des rencontres RAMAU (Réseau activités et métiers de l’architecture et de l’urbanisme). Encore étudiante, j’ai ainsi été embarquée telle une petite main en tant qu’assistante de recherche. Je suis tombée dans la potion magique de la recherche avant même d’avoir mon diplôme !

Une fois mon diplôme d’architecte DPLG passé à l’ENSAPLV (2003), je me suis formée à la sociologie à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) de Paris. J’ai obtenu un Master de sociologie sous la direction de François Dubet en 2006, dans le but de travailler en tant qu’architecte-sociologue au LET sur l’axe de recherche « identités et polarités professionnelles ». J’ai ensuite commencé une thèse de doctorat en architecture intitulée “L’architecture à l’épreuve de nouvelles pratiques. Recompositions professionnelles et démocratisation culturelle” que j’ai soutenue en 2012 et qui s’intéresse aux collectifs d’architectes et aux pratiques émergentes des modes d’exercices de la profession.

Partant du questionnement de ce que devient l’architecture en régime démocratique, ma thèse tente d’éclairer la diversification de l’activité des professionnels de l’architecture à travers notamment les fonctions de médiation et la participation des habitants dans les projets. Très longtemps, les architectes ont été proches du pouvoir royal. Comment se construit le lien avec la société à partir du XIXe siècle ? Comment les architectes élargissent le spectre des problématiques qui les intéressent ? Il y a une tradition humaniste dans la profession. Jusqu’au début du XXe siècle, on pouvait observer dans les professions un certain cloisonnement : les architectes s’occupaient principalement des bâtiments civils, les ingénieurs des grandes infrastructures. Ensuite la question du logement pour le plus grand nombre s’est posée, et le mouvement moderne s’est positionné là-dessus. Avec les années 1950 et 1960 on a commencé à voir l’intérêt de certains urbanistes comme Patrick Geddes pour les enjeux de la participation des habitants. J’ai alors identifié un courant au début des années 1990. Dans cette décennie, les professionnels de l’architecture diversifient leurs activités et, en particulier du côté de l’assistance à la maitrise d’ouvrage, on constate une professionnalisation, menée par l’action d’architectes qui s’inscrivent dans la continuité des « architectes aux pieds nus » des années 1960 et 1970. Dans une optique militante, ils accompagnent des logiques de contreprojets, et vont se structurer en associations pour accompagner les collectifs d’habitants dans les projets urbains. J’ai fait mes études à la fin des années 1990 et je connaissais bien un certain nombre d’associations, car c’est aussi une question générationnelle. François Meunier et Nathalie Bonnevide ont vécu un moment où les mouvements étudiants dans le champ de l’architecture étaient très présents. En 1995, l’architecture arrive sous la tutelle du Ministère de la Culture, et le milieu des écoles d’architecture n’était pas d’accord avec cette intégration. De futurs membres des « collectifs d’architectes » (ce n’était pas l’appellation utilisée à l’époque) se sont connus à ce moment-là, notamment à l’Union nationale des étudiants d’architecture (UNEA). On a vu naître des associations comme Robins des Villes et Bruit du Frigo, des associations aujourd’hui connues, mais dont les membres étaient étudiants à l’époque. Ils ne souhaitaient pas exercer en agence et reproduire le modèle professionnel de la maitrise d’œuvre et de l’exercice en mode libéral. C’était une vraie volonté de rupture et de positionnement du côté des habitants. En 2012, j’avais repéré une soixantaine de collectifs. Depuis, d’autres associations se sont développées sur le modèle de ces premières structures. Au tournant des années 2000, il y en a eu beaucoup. Des collectifs comme Etc datent de 2010. Patrick Bouchain, qui vient du champ de la culture, a contribué à mettre en lumière certains. Ils empruntent beaucoup aux artistes dans la manière de faire des performances, de questionner des usages, dans leur approche de l’espace public. Mon travail de recherche a accompagné le devenir de ces collectifs et leur montée en visibilité.

Ensuite, j’ai travaillé sur les métiers de l’architecture, notamment sur les architectes du secteur public et parapublic : dans les collectivités territoriales, la fonction publique d’État et hospitalière, dans des univers où les architectes sont souvent du côté de la maitrise d’ouvrage, dans des fonctions peu connues d’assistance à la maitrise d’ouvrage. Il s’agit de professionnels qui travaillent dans l’ombre et qui jouent un rôle très important pour les architectes maîtres d’œuvre du secteur privé. C’est un milieu très intéressant et paradoxalement peu connu.

APU : Comment voyez-vous les liens entre votre domaine de recherche et la pratique du projet ?

EM : Ces liens sont marqués par mes engagements associatifs. À côté de ma fonction principale, je suis coresponsable de l’association Didattica, créée en 2001 à l’ENSA Paris-La Villette, pour accompagner les collectivités et le milieu scolaire qui cherchait à travers l’architecture à impliquer les enfants dans la réflexion sur le cadre de vie. Son activité principale est l’implication des habitants dans les projets, la pédagogie de l’architecture, à la croisée de l’architecture, de l’éducation et de la démocratie. Son champ d’action concerne le montage de projets pédagogiques et coopératifs, de création, et d’accompagnement des maitrises d’ouvrage. C’est cette association qui m’a permis de garder un pied dans le conseil aux collectivités territoriales. J’en ai pris la présidence en tant qu’enseignante de l’ENSA Paris La Villette en 2019.

En tant qu’enseignante, je mobilise ma casquette de chercheuse en sciences humaines et sociales, mais aussi ce bagage « militant » pour accompagner les étudiants dans leur réflexion sur les processus de projet. La démarche de projet est une démarche socialisée. On travaille les relations partenariales entre les différentes parties prenantes. Je fais beaucoup d’enseignement en séminaire, j’accompagne des mémoires de Master aussi, mais quand c’est du projet, j’organise des workshops où on travaille avec des collectivités qui cherchent à impliquer les habitants dans les projets. On forme les étudiants à travailler avec des communautés locales.

Avec les collectifs, on a travaillé le projet comme un espace démocratique où on débat et on discute de comment faire la ville, pas tant comme un résultat fini, mais un espace socialisé, suivant la tradition de penser l’espace public comme un espace de construction du bien commun.

APU : Vous avez accepté d’être le Grand Témoin de notre cursus de formation continue à la démarche de programmation urbaine, et nous vous en remercions ! Quel regard portez-vous sur la programmation urbaine en tant que chercheuse et universitaire ? Avez-vous des attentes de votre rôle de Grand Témoin ?

EM : D’abord, j’ai un intérêt particulier pour l’énonciation du projet de vie, et sa traduction pour la transformation des territoires. François Meunier, dans un de ses articles pour Métropolitiques, « La programmation urbaine, entre projet politique et projet urbain », écrit que l’enjeu de la programmation, c’est l’énonciation du projet de vie collectif. En tant que sociologue, je m’intéresse donc à la traduction de l’énonciation du projet de vie dans les transformations du territoire, dans la ligne des travaux développés par Jodelle Zetlaoui-Léger.

Contrairement à l’architecture traditionnelle, qui peine à prendre en compte le vernaculaire, l’association Didattica développe un rapport à la culture qui interroge le projet en fonction des cultures traditionnelles. Au sein de Didattica, je travaille sur le « récit » de territoire, un dispositif qui nous permet de mobiliser la tradition orale et l’éducation populaire. On s’appuie notamment sur la littérature orale, la musique, le cinéma, etc. On se pose la question de la place de la parole pour développer une pratique démocratique de l’architecture. On questionne comment on se raconte la manière dont le territoire va se transformer, ce qui est une véritable recherche opérationnelle. Pour structurer la méthodologie du « récit » de territoire, on puise dans l’anthropologie : une légende locale, des histoires, la religion, la manière dont on se représente la géographie des choses… et plus globalement l’imaginaire collectif qui se réinvente.

La pratique démocratique de l’architecture met en avant cette place de la parole et de l’échange au cœur de la démarche. Mais alors comment se raconte-t-on la transformation du territoire ? Comment invite-t-on les acteurs locaux à se la raconter ? Cette année de formation confrontera mon expérience professionnelle et me permettra d’apporter des réponses à cet ultime questionnement.